ikigai

Et si l’ikigai offrait une voie plus sincère pour penser la QVCT ?

Revenir à la sagesse japonaise pour repenser le sens au travail, loin des injonctions à la performance.

Introduction à l'ikigai

Depuis quelques années, l’ikigai s’est invité dans les discussions sur le bien-être au travail, le développement personnel ou les parcours de reconversion.
Souvent résumé à un schéma à quatre cercles, ce que vous aimez, ce en quoi vous êtes doué, ce pour quoi vous êtes payé, et ce dont le monde a besoin, l’ikigai semble promettre un alignement parfait entre plaisir, utilité et rentabilité.

Mais ce que beaucoup ignorent, c’est que cette version est une interprétation occidentale récente, bien éloignée de la sagesse japonaise originelle.

Dans un monde du travail où l’on cherche à tout optimiser, y compris le sens, l’ikigai traditionnel propose une tout autre voie : modeste, discrète, profondément humaine. Et si c’était justement cela, la QVCT de demain ?
Non pas ajouter des couches d’initiatives, mais revenir à l’essentiel : ce qui, chaque matin, nous donne une bonne raison de nous lever.

1. L’ikigai traditionnel : une philosophie du quotidien

À l’origine, le mot ikigai (生き甲斐) signifie littéralement “raison de vivre” ou plus subtilement “ce qui donne de la valeur à la vie”.
Il est composé de iki (生き) — “vivre”, et gai (甲斐) — “valeur”, “effet”, ou “résultat qui en vaut la peine”.

Mais attention : ce mot ne désigne pas un idéal, ni une quête héroïque de soi.
Dans la culture japonaise traditionnelle, l’ikigai est souvent modeste, discret, profondément ancré dans la vie quotidienne.

Il peut s’agir de :

  • Prendre soin de son jardin ou de son balcon,
  • S’occuper de son animal de compagnie,
  • Préparer un bon thé le matin avec soin,
  • Voir les mêmes visages dans le train chaque jour,
  • Transmettre un savoir-faire à quelqu’un qui débute.

L’ikigai, ce n’est pas ce qu’on rêve de devenir.
C’est ce qui donne du relief au présent, ce qui justifie de se lever le matin, même quand la vie est banale, difficile ou routinière.

Une boussole silencieuse, pas une ambition affichée

Contrairement à l’approche occidentale qui a transformé l’ikigai en un croisement d’ambition, de mission et de rentabilité, l’ikigai originel ne se cherche pas activement. Il se reconnaît en marchant, dans une forme d’attention à la vie.

Il n’est pas :

  • Une carrière à construire,
  • Un objectif de développement personnel,
  • Ni un outil RH pour aligner salariés et stratégie.

Il est souvent invisible aux autres, parfois même non nommé par celui qui le vit, mais il agit comme une force tranquille : il stabilise, il donne de la constance, il crée un lien discret avec soi et avec le monde.

Une conception du sens ancrée dans la relation et le geste

Dans la culture japonaise, le lien aux autres est central dans la construction de l’ikigai.
Il ne s’agit pas de briller ou de se distinguer, mais de s’inscrire dans un ensemble, d’être utile sans ostentation, de soigner ce qu’on fait, même quand personne ne regarde.

L’ikigai se manifeste donc :

  • Dans la qualité d’un geste répétitif accompli avec conscience,
  • Dans la continuité d’une relation entretenue avec respect,
  • Dans la maîtrise patiente d’un savoir-faire, pour le simple plaisir de bien faire.

On retrouve ici des valeurs très liées à d’autres notions japonaises, comme :

  • Wabi-sabi : l’imperfection belle et éphémère,
  • Ma : le vide fécond entre deux choses,
  • Shokunin : l’artisan qui perfectionne son geste par sens du travail bien fait,
  • Gaman : la capacité à supporter avec calme et dignité.

Toutes convergent vers une idée :

Le sens ne se dit pas toujours. Mais il se vit. On ne met pas toujours de mots sur ce qui nous fait tenir. Mais on le vit, chaque jour, à travers les gestes, les liens, les petits repères.

2. Ce que cette sagesse nous dit du travail

À première vue, l’ikigai semble éloigné du monde du travail tel que nous le connaissons : rythmé, pressé, structuré par des objectifs. Et pourtant… il parle profondément de ce que nous cherchons tous, au fond : une forme d’équilibre intérieur, une sensation d’utilité, une paix quotidienne.

Le monde du travail moderne aime les grandes causes, les slogans à impact, les engagements affichés. Mais beaucoup de travailleurs — à commencer par les plus exposés, les plus modestes, les plus invisibles — ne se reconnaissent pas dans ces récits.
Ils ne cherchent pas à « changer le monde ». Ils veulent simplement :

  • Faire leur travail correctement et avec dignité,
  • Se sentir reconnus sans devoir se montrer,
  • Avoir une place, au bon endroit, dans un collectif.

C’est exactement ce que l’ikigai, dans sa version japonaise, peut apporter :
le droit de trouver du sens dans les petits gestes bien faits, sans avoir besoin de justifier leur valeur par un retour sur investissement, un impact mesurable ou une narration héroïque.

Un travail qui a du sens, ce n’est pas toujours un travail qui sauve le monde.
C’est souvent un travail qui fait lien, qui soigne les détails, qui permet d’exister à sa juste place.

Là où les approches classiques de la QVT parlent souvent de projets, d’aménagements ou d’indicateurs, l’ikigai traditionnel nous parle de relation, de rituel, de continuité.

Ce n’est pas une promesse d’épanouissement permanent. C’est un ancrage.

Et dans un contexte de tensions psychosociales, de burn-outs silencieux ou d’érosion du lien collectif, cette philosophie ouvre un espace précieux : celui d’une qualité de vie au travail fondée sur la présence, la justesse et le non-spectaculaire.

3. QVCT : redonner une place au « petit » ikigai

Dans les organisations, on cherche souvent le sens en haut : la raison d’être de l’entreprise, les valeurs affichées, la vision stratégique.
Mais en réalité, le sens naît aussi — et surtout — en bas, dans le concret du quotidien : ce qui fait que chacun se sent à sa place, utile, reconnu, sans forcément avoir à le revendiquer.

Redonner une place à l’ikigai ordinaire, c’est accepter que la qualité de vie au travail ne repose pas uniquement sur des dispositifs, mais aussi sur :

  • La constance d’un environnement stable et humain,
  • La possibilité d’accomplir un geste professionnel avec soin,
  • La reconnaissance discrète de ce qui est bien fait, même si ce n’est pas visible.

Prenons quelques exemples concrets :

  • Une auxiliaire de vie qui se lève chaque matin non pour “répondre aux besoins du secteur médico-social”, mais parce qu’elle tient à ne pas laisser seule une vieille dame qu’elle accompagne depuis des années.
  • Un agent de maintenance fier de résoudre des pannes avant même qu’elles ne deviennent visibles, parce qu’il connaît “son” bâtiment par cœur.
  • Une secrétaire qui trouve du sens dans le fait d’accueillir les gens avec douceur, même quand les consignes changent toutes les semaines.

Ces personnes ont un ikigai. Pas spectaculaire. Pas stratégique.
Mais un ikigai profondément enraciné dans le réel.

La QVCT peut (et doit) créer les conditions pour que ce petit ikigai puisse exister :

  • En garantissant des espaces d’autonomie,
  • En cultivant la stabilité relationnelle et organisationnelle,
  • En valorisant les formes de contribution invisibles mais essentielles,
  • En protégeant le droit au travail bien fait, même dans un monde qui accélère.

Il ne s’agit pas d’idéaliser ou de rendre tout poétique. Mais de reconnaître que, pour beaucoup de salariés, le travail tient encore debout parce qu’il contient, quelque part, un fil discret d’ikigai.

Et si la QVCT, au lieu de chercher à injecter du sens de l’extérieur, apprenait d’abord à écouter ces fils ?

4. Comment s’en inspirer sans le dénaturer ?

C’est peut-être là le plus grand défi : ne pas transformer l’ikigai en outil de plus, un de ces dispositifs bien intentionnés qui finissent par produire l’effet inverse de celui recherché.

Car ce qui rend l’ikigai précieux, c’est sa discrétion, sa modestie, sa profondeur silencieuse. Ce n’est pas un modèle à plaquer, ni un levier de productivité. C’est un repère intime, qui n’a de sens que s’il est accueilli avec respect.

Voici quelques principes pour s’en inspirer en QVCT, sans trahir son essence :

🔹 1. Écouter au lieu d’évaluer

Ne cherchez pas à « mesurer » l’ikigai, ni à le faire émerger à coups de bullet points.
Offrez plutôt des espaces de parole sincère, où chacun peut exprimer ce qui fait que son travail “tient debout”. Même si c’est simple. Même si ça semble insignifiant.

🔹 2. Valoriser le “petit” sans le minimiser

Ce n’est pas parce qu’une source de sens est discrète qu’elle est négligeable.
Un rituel, un lien, une tâche aimée… peuvent suffire à faire toute la différence entre tenir et lâcher.

🔹 3. Ne pas instrumentaliser le sens

L’ikigai n’est pas un moteur RH. Il n’a pas vocation à motiver, fidéliser, faire gagner des points d’engagement.
Il est là pour réconcilier la personne avec ce qui, pour elle, a de la valeur

🔹 4. Permettre au sens d’exister sans forcément le nommer

Parfois, il suffit de laisser le travail bien fait exister, sans indicateurs, sans reporting, sans storytelling.
C’est dans cette permission donnée au sens d’être vécu sans être exploité que réside peut-être le plus grand geste QVCT.

Partie 5 - QVCT autrement : 3 outils inspirés de l’ikigai traditionnel

Outil 1 : Journal d’ikigai : « 4 lignes par jour »

Un petit rituel d’écriture pour nourrir son ikigai sans le forcer.
Chaque jour (ou chaque fois qu’on en ressent le besoin), il s’agit simplement de poser quelques mots sur ce qui a eu du sens dans la journée :

  1. Une satisfaction ressentie (geste, lien, détail soigné…)
  2. Une raison sincère d’être venu travailler
  3. Un geste accompli avec soin, même sans reconnaissance
  4. Une situation ou une personne auprès de laquelle je me suis senti(e) utile

📄 Télécharger la fiche :

👉 Mon_Ikigai_au_travail_Journal_QVCT.pdf

Outil 2 — Grille de discussion : « Pourquoi je reste ? »

Un support d’échange à utiliser en binôme, en équipe ou en entretien, pour aborder le rapport au travail de manière authentique. Il ne s’agit pas de recueillir des données, mais d’ouvrir un espace de parole sur les vrais moteurs de l’engagement.

Quelques questions proposées :

  • Ce que j’aime dans mon travail, même si je ne le dis pas souvent…
  • Ce qui me donne envie de rester ici…
  • Ce que je ferais toujours, même si ce n’était pas obligatoire…
  • Ce qui me manquerait si je devais partir demain…

Outil 3 — Atelier collectif : « Les petits riens qui comptent »

Un atelier doux et positif, pour remettre à l’honneur ce qui rend le travail habitable, au-delà des indicateurs et des fiches de poste.

Déroulé proposé :

  1. Partage collectif : Ce qui me fait plaisir dans une journée normale
  2. Témoignages croisés : Ce que je vois chez l’autre et que je trouve précieux
  3. Clôture : Une chose que je veux continuer à faire parce qu’elle a du sens pour moi

Cet atelier peut être animé en équipe terrain, en interservices ou en formation QVCT. Il est particulièrement puissant quand il est porté par une intention de reconnaissance horizontale.

Conclusion

Revenir à l’ikigai, dans sa forme originelle, c’est faire un pas de côté.
Un pas hors du bruit, des injonctions à s’épanouir, des tableaux de bord du bien-être.
Un pas vers quelque chose de plus simple, de plus ancré :
ce qui nous relie au quotidien, ce qui nous stabilise, ce qui nous donne envie d’être là, aujourd’hui.

Dans une époque où le travail se fragmente, se digitalise, s’accélère, nous cherchons souvent des solutions complexes à des souffrances profondes.
Mais parfois, ce qui nous permet de tenir, ce n’est pas un grand projet, une mission flamboyante ou une politique RH ambitieuse.
C’est un geste maîtrisé.
Une routine familière.
Un collègue avec qui on partage un silence confortable.
Un sourire échangé sans raison particulière.

Ce petit fil de sens, discret mais tenace, c’est cela, l’ikigai.
Et le reconnaître, le cultiver, le protéger, c’est déjà faire beaucoup pour la santé mentale et la qualité de vie au travail.

Alors oui, la QVCT peut encore être ambitieuse.
Mais pas en promettant le bonheur au travail, ni en cherchant à combler tous les vides.
Peut-être qu’une ambition plus modeste — mais infiniment plus réaliste — serait simplement celle-ci :

Offrir à chacun le droit d’avoir un ikigai. Même petit. Même silencieux.
Et faire en sorte qu’il puisse continuer à exister.

Références et sources

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